Fragments

L'espace était saturé d'odeurs. Il venait de quitter la rue bruyante et ensoleillée, où la lumière éclatante contrastait violemment avec le couloir à peine éclairé à la bougie dans lequel il se trouvait maintenant. Ce passage suintait de mille effluves, comme si les murs avaient absorbé des décennies de souvenirs olfactifs. Il était fébrile, il hésita, mais il devait aller jusqu'au bout. Il le fallait.  La sueur aigre fut la première émanation qui le frappa. Il se souvint de cueilleurs de fruits, transpirant sous le soleil de l'été, ou était-ce la sienne ? Il réalisa qu'il transpirait à grosses gouttes, l'angoisse le faisait dégouliner. Il essaya de se calmer, pris une grand respiration qui le précipita dans une fête foraine. Une odeur de barbe à papa, parfum fraise. Un arôme de sucre et de fruit artificiel qui vous fait oublier celui du vrai fruit. Il sourit à cette douceur, mais elle s'évanouit bien vite.  Elle fut chassée par un relent de tabac, de cigare

Une Histoire d'obsessions oculaires

Paranoia


Il avait entendu parler de cette opération en laissant traîner une oreille. Toujours à l'affût des conversations de ses collègues, il se tenait informé des potins de bureau, des secrets de service et de toute information pertinente. Il fallait rester constamment vigilant pour ne rien manquer.

Greffe oculaire révolutionnaire par un docteur Carroll… voilà ce qu'il avait surpris ce matin à la machine à café. Cela suffisait pour faire une recherche sur Internet et trouver le numéro de ce chirurgien

Pendant sa pause déjeuner, il appela le numéro qu'il avait trouvé. Comment pouvait-on vivre sans Internet ? Il frémit à cette idée.

Bien sûr, il tomba sur une musique d'attente insipide et dut prendre son mal en patience jusqu'à ce qu'une voix légèrement trop aiguë répondît au téléphone :
- Secrétariat du cabinet du docteur Carroll. Bonjour, que puis-je faire pour vous ?
- J'aimerais un rendez-vous urgent pour une greffe oculaire, plutôt trois greffes.
- Pardon ? La secrétaire sembla interloquée, pourtant sa demande lui paraissait tout à fait normale.
- Oui, j'aimerais me faire greffer un œil au milieu du front et un sur chaque tempe, cela fait trois.
Expliquer une demande à une simple secrétaire lui restait toujours en travers de la gorge. Comment pouvait-elle remettre en question sa requête !
Il surprit un rire étouffé, ce qui lui fit monter la moutarde au nez.
Mais avant qu'il ne puisse rétorquer, la secrétaire répondit :
- Monsieur, la greffe oculaire est pour remplacer un œil malade, jamais on n'ajoute un œil quelque part sur le corps. Voyons, ce n'est pas le cabinet du docteur Frankenstein !
- Docteur Frankenstein ? Avez-vous son numéro puisque vous êtes incapable de répondre à ma demande ?
Un grand éclat de rire surgit de l'autre côté du téléphone. 

Il détestait être la source de rires. Cela le rendait paranoïaque de ne jamais comprendre pourquoi on se moquait de lui. Chaque gloussement était une moquerie potentielle.  Il lui fallait définitivement des yeux supplémentaires, ainsi que des oreilles, cette situation ne pouvait plus durer.

Il devait trouver une solution.