Il était un soir

A lighthouse in the night


Elle n’a jamais aimé dormir dans le noir, ni enfant, ni maintenant. Certaines peurs ne s’envolent pas en grandissant. Elles s’enracinent. Elle a 35 ans, et chaque soir, elle dort avec une veilleuse. Son petit phare dans la nuit.

Elle se souvient encore du cauchemar qui a tout déclenché. Elle avait 5 ans, et des poissons gigantesques surgissaient de l’ombre, leurs yeux blancs brillant dans le noir comme des étoiles maudites. Le froid l'avait saisie, glaçant jusqu’à son souffle, devenu visible comme en plein hiver, bien que l'été régnait dehors. Elle savait que ces ombres voulaient l’emporter loin de ses parents. Elle le savait et hurla de toutes ses forces. Ses parents, encore éveillés, accoururent pour la consoler, allumant les lumières de sa chambre.

Mais c'était trop tard. La graine était plantée.

Depuis ce jour, elle ne peut s’endormir sans une lumière près d'elle. Cela a des inconvénients. Elle ne découche jamais, préférant la sécurité de son cocon lumineux. Elle doute que ses amies puissent comprendre ; même ses parents ont du mal à l'accepter. Sa peur est devenue une petite honte, un poids invisible qui parfois serre son cœur. Mais elle a son phare, et finalement, cela lui suffit.

Jusqu'à ce soir.

Elle vient d'être promue, après cinq ans de travail acharné. Elle décide de célébrer cet accomplissement avec ses amies. Elle boit plus que de raison, plus que d'habitude, et rentre ivre chez elle, flottant encore dans l’euphorie de la soirée. Elle s’effondre sur son lit, toute habillée. Elle a seulement eu la force d’enlever ses chaussures avant de sombrer. Ce soir, le petit phare reste éteint.

Enfin, la nuit peut étendre son royaume sur cette chambre, après des années à patienter. Les ombres ont tout leur temps, mais tout de même. Elles avaient reçu leur ordre, il y a si longtemps. Leur maître voulait cette enfant. Elles avaient presque réussi. Presque. Mais les parents étaient arrivés trop vite, et la lumière, cette lumière ennemie, les avait forcées à se recroqueviller sous le lit, dans les coins les plus sombres. Depuis, les ombres attendent patiemment. Elles attendent que le phare s'éteigne, que la lumière faiblisse, même un instant.

Enfin, ce soir.

Elle sent la nausée monter, le roulis de l’alcool remuant dans son estomac. Il faut qu'elle se lève, qu'elle boive de l'eau, qu'elle retrouve son équilibre. Elle ouvre ses yeux difficilement, tout est noir autour d’elle. Elle entend des craquements, un son sourd et régulier. Tout est noir. Ses yeux sont ouverts, mais tout est noir… la nuit l'enveloppe complètement. Son phare, où est son phare ? Les craquements se rapprochent, plus forts maintenant, comme le grondement lointain d’une tempête. Un froid glacial parcourt son corps, la pénétrant jusqu’aux os. Le nœud au ventre, l’alcool n’y est pour rien cette fois, elle est malade de peur. Elle est plongée dans le noir. Pourtant, elle voit des ombres se mouvoir.
La terreur l'envahit. Ses poils se dressent, son souffle devient blanc comme en plein hiver. Comme dans son cauchemar d’enfant. Est-ce la mer qu’elle entend au loin ? Ces craquements ressemblent au fracas des vagues sur les rochers. Tout tourne autour d’elle, comme si son monde basculait.

Soudain, ces mêmes yeux blancs, brillants dans l’obscurité.


Elle tente de crier, mais aucun son ne sort. Sa peur l’étouffe, trop enracinée dans son cœur.
Il est temps. Temps pour la nuit de l’engloutir.