Justine venait de fêter ses 37 ans. Les années filaient, emportant ses souvenirs avec elles. Sa mémoire était un vaste brouillard. Contrairement à ce qu’on voit dans les films, elle ne revoyait jamais défiler ses moments passés avec clarté. Aucun souvenir précis ne lui venait. Tout n’était qu’un enchevêtrement confus de pensées qui l’encombrait. Elle ne se souvenait pas non plus de son corps d’enfant, ni de celui de son adolescence. Seules les photos lui offraient une vague idée de ce à quoi elle avait pu ressembler autrefois.
Pourtant, une chose demeurait : une douleur profonde, lancinante, qui la tiraillait depuis l’enfance. Elle n’avait jamais réussi à comprendre cette ombre qui la dévorait.
Était-ce un souvenir refoulé, ou peut-être celui d’un ou d’une ancêtre, transmis à travers les générations, germé jusqu’à éclore dans son esprit sous forme de poison ? Mais cela n’aurait plus d’importance pour longtemps. Justine soufflait sur ses bougies, comme elle soufflait sur sa mémoire défaillante. Elle avait pris sa décision : elle ne se souviendrait plus de rien. Demain, elle renaîtrait, vierge, telle une page blanche.
Pour cela, il fallait seulement qu’elle meure. Juste une minute.
N’ayant aucun souvenir exact de ses 37 années, elle était certaine qu’ils ne lui manqueraient pas. Elle les avait suffisamment portés, elle était fourbue, épuisée. Elle voulait recommencer, repartir de zéro. Rien de ce qu’elle avait vécu ne méritait de résider dans sa mémoire. Parfois, elle se demandait si elle avait vraiment vécu. Justine avait l’impression d’être enterrée vivante. Il était temps qu’elle sorte de sa tombe précoce.
Elle avait longtemps cherché une solution. Une potion magique. Des thérapeutes, des chamans, des retraites dans le désert, des randonnées, même des hallucinogènes et des régimes. Rien ne fonctionnait. Peut-être parce qu’elle était impatiente ? Elle voulait une réponse immédiate. Creuser en elle-même pendant des semaines, s’enfouir sous la boue de son propre esprit… Non, merci.
C’est étrange, cette manière qu’ont les âmes désespérées de se jeter à bras ouverts dans les solutions les plus terribles.
Elle avait fini par trouver sa potion magique, grâce à une annonce sur un forum : “L’amnésie par la mort : un procédé miraculeux, inventé et breveté par le Dr Thianos. Aucun risque pour votre santé, résultat garanti ou remboursé. Dites adieu à vos parts d’ombre encombrantes.” Dans les commentaires, le procédé était expliqué sommairement : un médicament arrêtait votre cœur et effaçait vos souvenirs. Des électrochocs vous ramenaient à la vie.
Enfin, elle avait trouvé réponse à ses prières. Elle ne prit même pas la peine de lire en détail les commentaires des anciens patients. Il y a toujours des mécontents, après tout, pensa-t-elle. Rien ne pouvait se mettre en travers de sa nouvelle vie, ni ses doutes lorsqu’elle entra dans le cabinet miteux du docteur, ni la secrétaire absente, ni l’odeur de moisi qui flottait autour du lit où elle s’étendit. Elle avait avalé la pilule bleue sans une seconde d’hésitation.
Elle se sentit somnoler et ferma les yeux. Dans une minute, elle serait une nouvelle personne.
Comment aurait-elle pu prévoir la suite d'infortunes qui la laisserait pour morte ?
Sa nouvelle vie fut vite enfouie dans le jardin du Docteur.
Justine était définitivement enterrée. Et rien, désormais, ne pourrait la sortir du trou qu’elle avait elle-même creusé.