Dans la famille de Sabrina, tout le monde possédait une petite bizarrerie. Son grand-père avait des yeux derrière la tête, sa grand-mère une araignée sous la peau, son oncle une langue de vipère, son cousin des pieds de canard, son père un canari dans la gorge, et sa mère… un hamster tournait en rond dans sa tête.
C’était ainsi. C'était de famille. Il ne fallait pas poser de question sur le pourquoi du comment.
Quand Sabrina naquit, on l’observa longuement. Rien ne semblait sortir de l’ordinaire. Son père fronça les sourcils. Était-elle bien son enfant ? Il dut attendre le cinquième anniversaire de la petite fille pour être rassuré de sa paternité. Ce jour-là, alors qu’elle soufflait ses bougies, des serpents jaillirent de son ventre tels des diables de leur boîte. Ils engloutirent le gâteau devant les yeux émerveillés de ses parents. Elle était bien de la famille, celle-là.
Depuis ce jour, les serpents de Sabrina la protégèrent jalousement. Ils grondaient dès qu’on l'approchait de trop près. Un simple câlin pouvait valoir une morsure. Très vite, la famille dut s’y habituer. Personne ne s’en plaignait. C’était de famille. Il fallait apprendre à les amadouer ou à garder ses distances.
Un jour, la maîtresse convoqua ses parents. Sabrina s’amusait à pourchasser ses camarades, tous serpents dehors.
— Votre fille méduse les autres enfants, il faut…
Son père, sans un mot, ouvrit la bouche. Un canari en sortit et cloua le bec à l’enseignante.
— C’est de famille, déclara-t-il. Il faudra faire avec.
Alors tout le monde fit avec.
Mais un jour, lors d’une grosse colère, pour lui avoir refusé une glace avant dîner, l’un des serpents de Sabrina bondit et arracha l’oreille de sa grand-mère. Les blessures, dans cette famille, on faisait avec. Seulement, en y regardant de plus près, cela commençait à faire beaucoup. L’oncle portait une vilaine cicatrice au bras. Le cousin comptait deux doigts en moins. Le grand-père boitait depuis qu’une morsure lui avait lacéré la cheville. Quant aux parents de Sabrina, ils ne comptaient plus leurs balafres. On dut se rendre à l’évidence : on ne pouvait plus laisser les serpents en liberté.
Mais pas question de voir un médecin. Ces gens-là ne comprenaient rien.
La famille se résigna donc à commander à un forgeron un corset en acier. Une armure non pour protéger l’enfant, mais pour protéger les autres.
Les serpents disparurent, enfouis dans les entrailles de Sabrina, cadenassés par cette nouvelle cage.
Sans ses serpents, Sabrina devint une enfant sage et sans histoires. Ses parents respiraient. Ils pouvaient à nouveau l’embrasser, ou lui donner une fessée, sans craindre d’être mordus. Les enseignants ne faisaient plus de remarques, les autres parents ne les menaçaient plus de poursuites judiciaires. Même la boulangère ne hurlait plus en voyant Sabrina venir chercher le pain.
"Une scoliose", expliquait-on aux curieux en désignant le corset. “C’est de famille.”
Sabrina dut laisser les autres l’approcher, à contre-cœur. Elle n’était pas habituée à cette proximité. Parfois, ses serpents lui manquaient. Mais elle n’avait pas le droit d’enlever son corset qui les gardait définitivement enfermés.
Et puis un jour, on les lui arracha définitivement.
Sabrina accompagnait ses parents dans un grand magasin. Elle se perdit dans les allées en cherchant où étaient les bonbons. Elle paniqua. Elle suffoqua. On la retrouva évanouie entre deux rayons.
Le gérant appela une ambulance. Ses parents eurent beau protester, Sabrina fut emmenée pour la première fois à l’hôpital.
— Ce corset l’étouffe ! s’exclama une infirmière. Une scie pour ouvrir cette cage d’acier !
Dès que le métal se fendit, les serpents jaillirent d’un bond, faisant claquer leur mâchoire, fendant l’air et cherchant une chair à dévorer. Les médecins et infirmiers reculèrent, terrifiés.
Il fallait agir. Vite. Il fallait décapiter ces bêtes. Heureusement, qu’une scie avait été empruntée. Elle fut bien utilisée ce jour-là.
Lorsque Sabrina rouvrit les yeux, le corset avait disparu. Elle caressa son ventre pour appeler ses compagnons. Elle ne les avait pas vus depuis tellement longtemps. Mais aucun ne montra le bout de son museau. "Ils doivent être vexés", pensa-t-elle. "Je dois juste être patiente, bientôt on pourra à nouveau jouer ensemble. Et empêcher les autres de s'approcher de trop près sans me demander." Elle était souriante, heureuse de bientôt retrouver ses serpents chéris.
Ses parents étaient là, à son chevet. Son père la regarda caresser son ventre, telle une charmeuse de serpents cherchant à faire sortir un cobra. Le médecin lui avait raconté fièrement l’opération qui avait "sauvé" leur fille de son étrange condition. Comment ils avaient bravement combattu ses démons pour les lui arracher définitivement.
"Elle n’est plus comme nous", pensa-t-il.
Alors, il murmura à sa femme, le regard sombre :
— De quel droit les ont-ils arrachés ? Ils étaient de famille.