Sœurs de pluie

Rain sisters

"Les Faiseuses de Pluie" - Aquarelle et crayons de couleur - Novembre 2024 @gentesia


Le jeu était simple : sauter de flaque en flaque. La première trempée jusqu’à la culotte avait gagné. C'était la course de poule mouillée.
Zoé avait inventé le jeu. Estelle lui avait trouvé un nom. À sept ans, on ne comprend pas forcément toutes les expressions, on les trouve seulement amusantes.

Elles adoraient ce jeu.
Dès qu’il pleuvait, c’était la fête. Leurs maisons se faisaient face, séparées par une place et une aire de jeu. Un paradis pour les deux petites, amies depuis toujours, meilleures amies en inventant ce jeu, et sœurs chaque jour de pluie.
Moins pour leurs parents. Ils récupéraient des enfants trempés, frigorifiés et sales de la tête aux pieds. Bain chaud, bouillotte et tisane au miel étaient le rituel pour éloigner rhume et fièvre. Ce jeu finit par créer des tensions entre les deux familles. Chacune rejetait la faute sur l’autre, accusant l’influence néfaste de cette amitié, blâmant leur comportement enfantin et puéril. Rien n’y faisait. Dès la première goutte de pluie, Zoé et Estelle se retrouvaient sur la place. Alors, on leur offrit des bottes, des imperméables, un grand parapluie qui pouvait les abriter ensemble. Elles n’avaient le droit de sortir qu’enveloppées de la tête aux pieds.
Mais cela ne suffit pas.

Un jour, Estelle retourna le parapluie, le remplit d’eau et le vida sur Zoé. Cette fois, elle fut trempée jusqu’aux os. Elle avait gagné.
Peut-être un peu trop.

Le soir même, Zoé fut prise d’une fièvre si forte que ses parents l’emmenèrent à l’hôpital. Lorsqu’ils rentrèrent au petit matin, avec une Zoé affaiblie et encore légèrement brûlante, ils prirent une décision. Définitive. Il fallait qu’elles grandissent. Zoé en tout cas.
Un mois auparavant, exténués par le comportement de leur fille, ils avaient acheté une fiole d’ombrage à la pharmacie. Juste au cas où. Et comme toujours, le cas où arriva.
La prescription était simple : quelques gouttes pour noircir le cœur de peur et atténuer les rêves d’enfant. La majorité des parents en donnait dès le plus bas âge, pour éloigner les fées kidnappeuses de nourrissons. On leur avait dit qu’ils n’étaient pas raisonnables, qu’ils attendaient depuis trop longtemps. De plus, ce traitement rendait les enfants plus sages, plus obéissants, moins bruyants, moins sales et surtout les empêchait de raconter des histoires. Mais les parents de Zoé et Estelle n’avaient pas voulu adopter cette tradition vieillotte (pensaient-ils à l’époque). Leurs filles seraient libres d’être des enfants. On leur avait pourtant parlé des risques. Quelques années auparavant, il y avait eu une grande épidémie d'enfants disparus à Londres ; ils s'étaient envolés vers le pays imaginaire et n’étaient jamais revenus auprès de leur famille. Depuis, quelques gouttes d’ombrage étaient données à chaque nourrisson pratiquement dès le premier biberon, pour les garder dans leur berceau, là où ils étaient supposés rester.

La fièvre dangereuse de Zoé mit fin à leur hésitation.
Ce matin-là, elle reçut non pas quelques gouttes, mais une dose entière, pour être sûrs. La fièvre recula. Zoé fut à nouveau sur pied le soir venu. Enfin, elle devait encore rester au lit, par précaution. Pour la première fois, elle ne rechigna pas, ne quémanda pas d’histoire, ni de laisser la lumière allumée. Elle but sa soupe sans chipoter, resta dans son lit sagement et se rendormit.

Ce même matin, Estelle avait frappé à leur porte.
Normalement, les petites se retrouvaient sur la place et partaient à l’école ensemble. Ne voyant pas Zoé, Estelle était allée la chercher. Elle ne savait pas pour la fièvre de son amie, ni qu’ils revenaient juste de l’hôpital. Le père de Zoé ouvrit la porte d’un coup sec. D’une humeur sombre et inquiète, il ne put retenir la tempête qui grondait en lui. Estelle fut foudroyée de reproches et de blâmes. Jamais elle n’avait été réprimandée ainsi.  Elle repartit effrayée et en pleurs. Une pluie d’idées noires et brutales s'abattit sur son cœur. Elle n’osait plus dire quoi que ce soit, ou même jouer avec les autres enfants, qui de toute façon ne jouaient jamais beaucoup. Sa maîtresse ne lui fit aucune remarque ce jour-là, elle la trouva très sage et la complimenta pour son comportement.
Lorsqu’elle rentra, ses parents l’attendaient. Ils savaient pour Zoé.
Une deuxième tempête s’abattit sur elle. Un ouragan de culpabilité se logea alors dans sa poitrine. Tout aussi efficace qu’une dose d’ombrage pour calmer un enfant, à la seule différence que les tempêtes finissent toujours par se dissiper… Une tache d’ombrage reste, indélébile et définitive.

Zoé et Estelle ne se revirent qu’une semaine plus tard.
Estelle, retenue par ses punitions.
Zoé, elle, n’était plus pressée de voir son amie. Elle devait aider ses parents, les rendre fiers. Désormais, elle suivait l’école à la maison. Son précepteur lui avait enfin expliqué le sens de l’expression "poule mouillée".
Quel jeu idiot. Quel nom ridicule et inapproprié.

Une semaine s’était écoulée. Une semaine sans pluie.
Puis, un après-midi, quelques gouttes tombèrent. Celles qu’on sent à peine, mais qui tachent le trottoir et font lever la tête. Estelle courut. Elle sortait juste de l’école. Toutes ses punitions étaient terminées. L’ouragan de culpabilité avait disparu. Une semaine sans voir Zoé, c’était trop long. Elle allait sûrement mieux, elle devait être guérie. Elle sauta dans quelques flaques en chemin. Difficile de résister.
Puis sonna à la porte.
Zoé ouvrit. Elle ne portait ni bottes ni imperméable, ni ne sautillait plus sur place comme elle avait l’habitude. Elle tenait le grand parapluie dans sa main. Celui qui les abritait toutes les deux, autrefois. Elle le tendit à Estelle.
— Prends-le, tu risques d’attraper froid. Moi, je n’ai pas le temps de jouer à ce jeu stupide. J’ai mes leçons de piano.

La porte se referma.
Estelle se retrouva seule.
Elle ouvrit le parapluie et rentra chez elle.
L’ouragan soufflait à nouveau dans sa poitrine.
Elle aussi devait apprendre à ne plus se comporter comme une enfant.