Nicolas ne voulait plus dormir.
Ce n’était pas qu’il avait peur du noir. Non. Ce petit garçon était terrorisé par un rêve.
Tout avait commencé deux nuits plus tôt. Nicolas, alors profondément endormi, virevoltait dans les airs du pays de Morphée. C’était son rêve préféré. Cette nuit-là, il vola au-dessus d’une chaîne de montagnes infinie et découvrit, dans une vallée entre deux cimes, une géante endormie. Nicolas se posa sur un rocher, fasciné. Elle semblait paisible. Immobile. Une nouvelle amie, pensa-t-il. Son rêve était vraiment parfait. Il vola vers l’oreille de la géante, et y souffla doucement. La géante grommela, remua et ouvrit doucement ses yeux, l’air renfrogné. Elle fixa le petit garçon posé sur un des flancs de la montagne.
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il, le cœur battant.
— J’ai oublié mon nom, répondit-elle dans un long bâillement. J’ai dormi si longtemps. Pourquoi m’as-tu réveillée ?
— Je m’appelle Nicolas et j’avais envie de jouer.
— Et parce que tu avais envie, tu devais me réveiller ?
— On est dans mon rêve, c’est moi qui décide.
La géante haussa un sourcil.
— Ton rêve, es-tu sûr ? Peut-être est-ce simplement… une autre réalité.
Le garçon bondit dans les airs.
— Regarde, je vole. Les petits garçons ne volent pas, sauf dans leur rêve.
— J’ai connu des femmes-vautours aux plus beaux atours ; des hommes-chevaux aussi, ils étaient très beaux.
— C’est impossible. Ce que tu décris, on les trouve dans les histoires et dans les rêves. Les humains ont seulement deux jambes et deux bras.
— Humains… soupira-t-elle. Il n’y a pas que vous dans le monde. À moins que vous ayez décimé tout ce qui ne vous ressemblait pas. As-tu fait du mal à un être vivant différent de toi, petit Nicolas ?
Il frissonna. Il se souvint des petits animaux qu’il avait traqués avec ses cousins, l’été dernier. Une peur sourde naquit en lui, car la géante le fixait désormais comme si elle lisait dans ses pensées. Il eut l’impression qu’il ne pouvait pas contrôler cette créature… alors que c’était son rêve…
La géante leva un bras.
Nicolas hurla et se réveilla en sursaut.
Ce n’était qu’un rêve… mais quel étrange rêve. Son cœur battait à tout rompre. Il dut attendre un moment avant de retrouver son souffle et ses esprits. Le matin venait de se lever, un bon petit-déjeuner lui ferait oublier cette mésaventure.
Sur le chemin de l'école, il remarqua qu’il n’y avait que des humains autour de lui. Dans les bus, les voitures, les avions au-dessus de sa tête. Des humains, rien que des humains. Les centaures et harpies, cela n’existait pas. Seulement dans les mythes anciens et dans les rêves. Nicolas soupira, soulagé d’être bien réveillé.
La journée passa sans qu’il repensa à cette nuit. Ni en rentrant de l’école, ni en faisant ses devoirs, ni en regardant son dessin animé avant de souper avec ses parents ce soir-là. Ni en se lavant les dents, et encore moins quand il se coucha, prêt à plonger dans ses rêves de petit garçon.
— Il est fort impoli de quitter une conversation sans s’excuser ! Exclama la géante de sa voix caverneuse.
Nicolas était de retour sur la montagne. Même crête. Même vallée. Même géante.
À peine endormi, il avait été propulsé au même endroit qu’il avait quitté en sursaut. Comment était-ce possible ?
La géante n’avait pas bougé. Nicolas aperçut alors une chaîne massive qui entravait ses chevilles. Elle était prisonnière. Son regard était empli d’une colère glacée.
— Mais… tu es un rêve, balbutia le garçon. Je ne pensais pas te vexer.
— Et donc tu as tous les droits ? Tu as le droit de faire comme bon te semble, et peu importe ceux qui vivent dans le monde de Morphée ?
— Mais je… je ne voulais pas...
— Tu es bien un petit homme, sûr de toi et de ton pouvoir sur tous les mondes. Je suis peut-être enchaînée, mais j’ai encore quelques tours dans mon sac.
La géante se souleva légèrement pour changer de position. Nicolas vit un éclair de couleur briller sous elle. “Elle couve un trésor, telle une dragonne”, pensa-t-il.
La géante lâcha un rire qui fit trembler la montagne.
— Une dragonne, clama-t-elle. Oui, je pourrais bien cracher du feu et te dévorer si tu continues à être impertinent.
“Mais comment a-t-elle su, je n’ai rien dit, juste pensé ?” Nicolas était effrayé.
— Ici, les pensées font le monde. Il n’y a donc pas de frontière pour confiner les pensées de chacun. Tout est entendu par tous.
Nicolas n’aimait pas ce rêve, il préférait voler dans le ciel, ou jouer au pirate.
Elle tendit alors sa paume ouverte, dans son creux, une peluche : un vieux cygne de tissu, aux ailes usées, mais reconnaissable. Son doudou de bébé. Cela faisait longtemps que Nicolas ne l’avait plus serré dans ses bras. Mais comment…
— Tu n’en voulais plus, alors maintenant il est à moi.
— Non ! Vous n’avez pas le droit ! Vous… vous n’existez pas !
À ces mots, la géante tenta de se lever. Le regard furieux, elle voulut attraper ce moucheron d’enfant et le broyer. Cette pensée fut si forte que Nicolas l’entendit résonner en écho dans toute la montagne. Il hurla, ferma les yeux et se réveilla en sursaut, trempé de sueur.
Il courut jusqu’à ses vieux jouets. Il y avait son joli cheval de bois, une multitudes de petites voitures, des cubes à empiler, des robots et d’autres peluches. Son cygne, lui, avait bel et bien disparu.
Il n'aimait pas du tout ce rêve. Il devait trouver un moyen de s’en débarrasser.
Nicolas resta coi, la tête pleine de questions et de frayeur. Figé, il n’entendit pas son père l’appeler pour le petit-déjeuner. Lorsqu’il vint le secouer de sa torpeur, il était blanc comme un linge. Son père, lui, était rouge colère. Nicolas n’était ni habillé, ni peigné, pas du tout prêt pour partir à l’école. Lorsque son fils lui posa des questions idiotes sur sa vieille peluche, racontant une histoire de géante… il lui cria de se dépêcher s’il ne voulait pas être puni avant même que la journée ne commence.
Nicolas n’oublia pas son rêve de la journée cette fois-ci. Il avait besoin de serrer son cygne dans ses bras pour l’éloigner de ses pensées. Alors, lorsqu’il rentra de l’école, il retourna sa chambre, fouilla dans chaque recoin, sans trouver aucun signe de sa peluche. Rien, elle avait disparu de ce monde.
Abattu et inquiet, Nicolas ne put retenir ses larmes. Sa mère le trouva au milieu de sa chambre sens dessus dessous.
— Nicolas, qu’as-tu fait ! Ce n’est pas possible. J’ai rangé ta chambre ce matin. NON mais vraiment. Et pourquoi pleures-tu, enfin… tu cherches quoi ? Ton cygne ? Ton doudou de bébé ? Tu as retourné toute ta chambre pour un STUPIDE DOUDOU ? NON. Je ne veux rien entendre. Arrête avec tes histoires à dormir debout. Tu as perdu ta peluche, pas besoin d’en faire un plat. Range ta chambre immédiatement ! Tu n’auras pas de dessert ce soir si elle n’est pas rangée avant le repas.
Nicolas s'exécuta. Il devait se débrouiller tout seul, “comme un grand”, comme aimait dire ses parents.
Lorsque le temps de s’endormir arriva, il n’avait trouvé qu'une seule idée : ne pas rêver, donc ne pas dormir. Il lutta contre le sommeil de toutes ses forces. Mais le sommeil, tel un boa, finit toujours par s’enrouler autour de vous, vous immobiliser et vous avaler tout entier.
Il se retrouva une troisième fois sur la montagne.
La géante lui souriait. “Tu pensais m'échapper, petit garnement”, pensa-t-elle. “Regarde, j’ai de nouveaux trésors.” Nicolas reconnut son beau cheval de bois, ses petites voitures, ses robots… tous ses jouets, elle avait tout pris.
— Non, pas encore, répondit la géante à la pensée du petit garçon. Tu as voulu jouer au plus malin. Tu pensais vraiment que j’étais une simple géante ?
Nicolas voulait se réveiller, mais il n’y arrivait pas.
— Vois-tu, petit homme, tuer une déesse n’est pas chose facile. Par contre, on peut l’enfermer, l’attacher à une autre réalité. Mais cela, vous l’avez oublié, comme vous avez oublié nos histoires. Imprudents et insolents, vous pensiez être les nouveaux dieux.
Nicolas avait de plus en plus peur. Pourquoi ne pouvait-il plus se réveiller ?
Soudain, son corps se transforma. Des plumes poussèrent sur sa peau. Un bec remplaça sa bouche. Ses mains devinrent griffes.Comment ? Que…
— Tu es bien plus chouette comme ça, non ? gloussa-t-elle. Je suis peut-être prisonnière, mais je peux toujours me déchaîner sur les petits garçons qui me tirent de mon doux sommeil infini.
Nicolas pinça une de ses ailes jusqu’au sang. Il devait se réveiller.
Un hurlement aigu réveilla en sursaut les parents de Nicolas. Cela venait de la chambre de leur fils. Inquiétés par ce cri inhumain, ils s’y précipitèrent. Allumèrent la lumière. Et trouvèrent, au milieu du lit, une chouette blessée, qui les fixait, le regard empli de détresse. Mais de Nicolas… aucune trace.
— Nicolas ? Nicolas ? NICOOOLAS !! hurlèrent son père et sa mère. NICOLAS ce n’est pas drôle, arrête de suite. SORS DE TA CACHETTE IMMÉDIATEMENT !
La chouette hurlait et gémissait à chacun de leur appel.
Après avoir passé une heure à chercher dans tout leur appartement, ils appelèrent la police et les services vétérinaires.
La chouette fut soignée. Une fois rétablie, on la relâcha dans une forêt, libre de voler où bon lui semblait. Les policiers, eux, ne trouvèrent aucun indice concernant la disparition du petit garçon et de tous ses jouets.